Fascination de l'animal dans l'art pour le rhinoceros de durer
- 16/01/2018Gravure sur bois datant de 1515, le Rhinocéros d'Albrecht Dürer est devenu une icône de l'illustration naturaliste, inspirant de nombreux artistes jusqu'aux portes du XXème siècle.
DE GOA À LISBONNE
En plein cœur du XVIème siècle, alors que le commerce et les navires marchands domptent mers et océans, il est extrêmement courant de voir les cales de ces derniers remplis de plantes, d'épices et d'animaux exotiques destinés à assouvir la curiosité de l'Europe. Avec sa pleine façade sur l'Océan Atlantique, le Portugal et ses enfants navigateurs, Vasco de Gama en tête, contournent le Cap de Bonne-Espérance pour poser pied sur le sable Indien en 1498. Les échanges entre représentants de la monarchie lusitanienne et les sultans indiens deviennent alors monnaie courante pour régler les conflits, sceller des accords ou flatter les élites. C'est ainsi qu'en janvier 1515, Alfonso de Albuquerque, gouverneur de l'Inde Portugaise à Goa, fait embarquer en direction de Lisbonne parmi meubles en ivoire et autres offrandes prestigieuses, un rhinocéros, cadeau royal de Muzaffar Shah II, sultan de Cambay. Le 20 mai 1515, la nef Nossa Senhora da Ajuda accoste sur les berges de Belém à Lisbonne et le débarquement du rhinocéros fait incontestablement la plus forte impression. Aucun spécimen du genre n'avait foulé le sol de la vieille Europe depuis plus de douze siècles et l'époque des jeux romains. Venant grossir les rangs de la ménagerie royale de Manuel 1er, le périssodactyle attire curieux et badauds qui viennent examiner la bête nommée Ulysse. La renommée du rhinocéros est telle que sa venue fit même du bruit dans les contrées espagnoles, françaises et italiennes. Du fait des excellentes relations notamment commerciales entre Portugais et Allemands, un certain Albrecht Dürer, peintre de son état appris à connaître un animal qu'il représentera sans jamais ne l'avoir vu.
GRAVURE À L'AVEUGLE
Parmi les curieux qui se pressent aux abords du Palais national d'Ajuda ou dans les rues pour admirer les parades du rhinocéros, on y retrouve de nombreux érudits et savants. Ces derniers avaient déjà certainement dû lire les écrits de Pline L'Ancien, Strabon et d'autres anciens auteurs : « Dans les mêmes jeux on montra aussi le rhinocéros qui porte une corne sur le nez ; on en a vu souvent depuis : c'est le second ennemi naturel de l'éléphant. Il aiguise sa corne contre les rochers, et se prépare ainsi au combat, cherchant surtout à atteindre le ventre, qu'il sait être la partie la plus vulnérable. Il est aussi long que l'éléphant ; il a les jambes beaucoup plus courtes, et la couleur du buis. ». L'un d'eux, un imprimeur allemand vivant à Lisbonne, Valentin Ferdinand, fit parvenir une lettre et un dessin de la bête à la communauté des marchands de Nuremberg où il décrivait en détail les caractéristiques physionomiques du rhinocéros.
Albrecht Dürer artiste complet, mathématicien, graveur et peintre de la Renaissance en prit connaissance et, frappé par l'étrangeté de l'animal, attaqua un croquis à la plume qui devient ensuite une gravure sur bois. Son modèle, bien que proche de la réalité, est en fait une chimère : il y ajoute sur l'encolure une petite dent de narval, il dessine les plis de la peau du rhinocéros comme les plaques de la carapace d’un crustacé, interprète le rendu de la peau de ses pattes comme des écailles de reptile ou de pattes d’oiseau et lui dessine une queue d’éléphant. Il y ajoute une légende et l'intitule "1515 RHINOCERVS". Grâce à la représentation d'Albrecht Dürer, la redécouverte du rhinocéros eut pour effet de confirmer la véracité des écrits de Pline et d'en renforcer l'autorité auprès des scientifiques, en cela l’art de la Renaissance et l'intérêt pour l'Antiquité font une composante importante de la Renaissance elle-même. La gravure de Dürer obtint un grand succès dans toute l'Europe et près de 5000 impressions de cette image furent probablement vendus durant son vivant. L'influence de l'œuvre de Dürer traverse même les âges pour fasciner de nombreux artistes jusqu'au XXème siècle.
EMBLÈMES, TAPISSERIES ET SCULPTURES
Outre ses rééditions, qui n’ont jamais satisfait la demande, elle a été copiée avec beaucoup de précision par plusieurs artistes pour illustrer des livres à vocation naturalistes publiés du XVIème au XVIIIème siècles. C’est ainsi qu’une copie par David Kandel illustre la Cosmographia (1544) de Sebastian Münster, une autre les Historiae Animalium (1551) de Conrad Gessner, une troisième, sur cuivre cette fois, l’Histoire of Foure-footed Beastes (1658) d’Edward Topsell. Un rhinocéros implicitement inspiré de la gravure de Dürer est choisi par Paolo Giovio pour créer en juin 1536 l’emblème d’Alexandre de Médicis, avec la devise en castillan ancien : « Non buelvo sin vencer », signifiant « Je ne reviens pas sans être victorieux »
Le rhinocéros de Dürer est aussi représenté sur les tapisseries du château de Kronborg, dans des sculptures comme celles dans la grotte du parc de la Villa Medicea di Castello à Florence ou sur la porte de la cathédrale de Pise. La popularité de la gravure est telle que même si le portrait grandeur nature de Clara le rhinocéros (1749) de Jean-Baptiste Oudry commença à remplacer l'oeuvre de Dürer dans l'imaginaire collectif, les artistes, eux continuent d'éprouver une véritable fascination. Nombre d'entre eux reproduisent la gravure en l'interprétant de différentes manières.