THIERRY LE NOIR OU LE GRAFFEUR DU MUR DE BERLIN
Thierry Noir, 24 ans, enchaîne les petits boulots fastidieux dans une ville de Lyon trop conservatrice, trop ennuyeuse, trop bourgeoise. Remercié une énième fois, cette fois-ci par la Caisse Régionale d'Assurance Maladie pour avoir détourné du matériel et dessiné des petits chiens en salle de réunion, il décide "par envie de changement et nécessité" de tenter sa chance à Berlin. Vue depuis Lyon, c'est la ville de tous les possibles : c'est l'âge d'or de la Neue Deutsche Welle (la Nouvelle vague allemande), la scène punk y est bouillonnante David Bowie et Iggy Pop installés sur place nagent dans une émulation créatrice puissante. S'ajoute à cela le mouvement des squatteurs en affrontement ouvert avec le maire Richard von Weizsäcker et la police locale. Fasciné par cette atmosphère contestataire et cette frénésie artistique alternative, Thierry Noir avale en train les 21 heures qui le séparent de cette cité magnétique. Mais ce 22 janvier 1982, alors qu'il pose ses pieds et ses deux petites valises sur le sol de la Zooligischer Garten Bahnhof, la gare centrale où il débarque au petit matin, il réalise qu'il avait négligé que Berlin-Ouest est un îlot occidental étouffé en plein bloc soviétique. L'air glacial et les effluves d'urine lui soufflent avec insistance de faire marche arrière « Si j’avais pu, je serais reparti dans la journée mais je n’avais pas d’argent et pas de billet de retour, alors je suis resté » 30 ans plus tard, Thierry Noir est installé dans un immense atelier d'artistes à la Kreuzbergstrasse, au sud de la capitale allemande, où il est considéré par toute une génération de jeunes artistes européens comme l'un des papes du street art et de la fresque murale pour avoir osé un jour de 1984 poser un pinceau et une bombe aérosol sur un morceau de béton maudit...
LOU REED, CE MENTEUR
Depuis 1961, la ville est traversée par "Le Mur", une sorte de serpent de béton et de barbelés qui défigure la belle Berlinoise empêchant l'exode vers l'Ouest des habitants du bloc de l'Est. Alors qu'il s'était laissé tenté par les histoires sur ce Berlin attirant et électrique, il est guidé aveuglement en plein cœur du quartier de Kreuzberg par les paroles d'une chanson de Lou Reed qui entonnait "In Berlin, by the wall, you could hear the guitars play, it was so nice, it was paradise" / "A Berlin, près du Mur, on pouvait entendre le son des guitares, c'était si bien, c'était le paradis". C'est en longeant ce mur qu'il apprendra très vite à ses dépens que le chanteur de Brooklyn n'a jamais posé un pied dans la ville de Berlin et que sa chanson n'était en fait qu'une douce utopie.Loin des airs de paradis, il tombe dans le secteur américain, à quelques encablures de la Mariannenplatz, sur un ancien hôpital juste en face du Mur, transformé en l'un des premiers squats de Berlin-Ouest, la Georg von Rauch Haus. C'est dans ce coin douteux en briques jaunes, habité par une cinquantaine de jeunes artistes, en partie détruit par la guerre et aux faux airs de voie de garage que Thierry Noir va pourtant changer sa vie et devenir l'un des plus grands artistes français dans le street.
ÊTES-VOUS ARTISTE ? OUI.
Dans ce quartier délaissé par "les gens normaux", il change de dimension : "Je trouvais ça extraordinaire : en vingt ans à Lyon j’avais dû croiser un artiste et là, en une semaine à Berlin, j’en connaissais des dizaines." Thierry Noir habite alors à côté de la fameuse paroi Berlinoise et sa rencontre avec Le Monstre de béton ne l'impressionne pas. Malgré ses 3,60 mètres de hauteur, il imaginait la structure tellement plus grande et plus imposante. En dépit des nombreux bouleversements qu'il vient de donner à sa vie, le gamin de Lyon est rapidement gagné par la Berliner Krankheit (la maladie de Berlin), ce mal qui mine les habitants de Berlin-Ouest en mal d'évasion. Les billets d'avion sont hors de prix, les contrôles routiers interminables et les perspectives d'escapades sont faméliques.Un jour on l'interpelle dans la rue et on lui demande s'il est, lui aussi un artiste. Considéré comme peu doué par sa professeure de travaux manuels en France, il répond alors par l'affirmative en avançant qu'il fait de la musique, de la poésie et un peu de peinture. "C'est comme ça que ma carrière a commencé : en poussant mes possibilités à 120 % pour prouver que j'étais, moi aussi, un artiste." Thierry Noir se retrouve a chanter dans un groupe, il dessine et vend des cartes postales dans les cafés, mais c'est une rencontre qui va renforcer sa vocation naissante. Christophe Bouchet, un jeune français comme lui, est expulsé de son appartement Chamissoplatz et trouve refuge dans le foyer Georg von Rauch Haus. La conscience artistique de Bouchet est plus affirmée que celle de Noir : lui a fait les Beaux Arts. Les deux hommes se lient d'amitié et commencent à faire équipe. Echaudés par la proximité du Mur qui les provoque presque corporellement ils décident une nuit de 1984 d'aller peindre un pan de béton juste derrière leur foyer. "J’ai fait ce que je savais faire. C’est à dire : pas grand chose ! J’ai refait le dessin que j’avais fait à Lyon quelques années plus tôt, qui m’avait valu d’être viré de mon boulot à la sécurité sociale." Si le Mur est loin d'être une toile immaculée, de nombreux graffitis ou de grossières inscriptions l'ornent ici et là, personne n'avait encore peint la structure dans toute sa hauteur et c'est ce que vont faire Noir et Bouchet.
"UN MUR MOCHE DEVANT NOTRE PORTE"
Alors que les festivités du 750ème anniversaire de Berlin se préparent, de part et d'autre du Mur une course à la réhabilitation s'engage pour faire de son côté de la ville un écrin. Le quartier de Kreuzberg, figé depuis la Seconde Guerre Mondiale est arrosé de subventions. Depuis leurs fenêtres, Christophe Bouchet et Thierry Noir observent le ballet incessant des architectes et des ouvriers, et chaque nuit au volant de leur 4L ils font le tour des chantiers pour récupérer les pots de peintures abandonnés. "Petit à petit, on a commencé à stocker pas mal de matériel : des morceaux de bois, des pinceaux, des pigments…" Bien équipés, les deux amis se mettent à peindre le Mur toutes les nuits dans un drôle de manège frénétique.Pendant que l'un œuvre à coups de rouleaux perché sur une échelle, l'autre guette. Sans but particulier, Thierry Noir explique peindre "juste parce que c'est un mur moche devant notre porte". Un soir, ils se risquent à rendre hommage à Marcel Duchamp en fixant sur le Mur une imposante porte et un bidet. Alors que ce dernier est posé, la porte en métal éveille, dans un bruit assourdissant, l'intérêt des gardes-frontière qui se pointent en nombre armés, avec des chiens et des véhicules. Bien que les deux impertinents aient déguerpis, ils se savent repérés et photographiés. Désormais, ils ne se cacheront plus et opéreront en plein jour.
LE MUR DES TABOUS
Commencent alors des années de cache-cache avec les Grenzpolizisten : à chaque bruit d'échelle déployée, à chaque pas botté et sourd ou à chaque menace de leur part, ils filent abandonnant leur peinture murale pendant quelques heures.Pour Thierry Noir, finalement, plus que les "Grepos" ce sont les passants qui le gênent lorsqu'il peint sur le Mur. "Le Mur de Berlin était un tabou dans la société allemande. Le peindre, c’était briser ce tabou. Étant Français, je n’étais pas vraiment concerné par tous ces enjeux, je ne me rendais pas compte que les réactions auraient pu être aussi violentes. Les voisins, les passants… tous étaient choqués de voir que je peignais de grandes fresques colorées sur le Mur. Certains avaient déjà fait de petits dessins, mais ce que j’ai fait là était complètement nouveau. À l’époque, ça ne se faisait pas de peindre sur le Mur. Souvent, j’ai dû arrêter de peindre, j’ai dû m’expliquer aux autres, encore et encore. Au final, je passais plus de temps à parler qu’à peindre !" Asservi par toutes ces contraintes, le style de Thierry Noir va s'épurer pour gagner en efficacité : il invente alors une peinture au kilomètre et trouve sa signature avec des personnages gigantesques, enfantins aux couleurs vives arborant de gros yeux et une grosse bouche.
DE BERLIN À YOKOHAMA
Alors que ses fresques dérangeaient dans l'espace public, elles finissent par attirer le regard et la sympathie des gens en 1987. Le succès du film de Wim Wenders, Les Ailes du désir y est pour quelque chose. Le cinéaste allemand a décidé de faire apparaitre les fresques de Thierry Noir au moment-clé du film, lorsque l'image passe du noir et blanc à la couleur. Alors qu'il n'est déjà plus le seul artiste du Mur, la démarche de Noir suscite une exaltation grandissante : des passants et même des soldats américains se font prendre en photo devant ses peintures. Alors qu'un vent de changement souffle sur une Europe fatiguée par des années de guerre froide, le 9 novembre 1989 le Mur tombe. Pour Thierry Noir cela signifie la destruction de son œuvre, mais il ne le vit pas comme un déchirement mais plutôt comme un soulagement. "Enfin, je pouvais emmener ma fille au jardin d'enfant dans ce parc jusqu’alors inaccessible et pourtant juste en face de chez moi." Le Mur se démantèle durant des mois sous les coups de pioche et de marteau des berlinois. Des brèches se créent et l'occasion est trop belle pour Thierry Noir qui se met à peindre l'autre versant du Mur complètement vierge, et pour cause, il se situe sur l'ancienne piste de la mort sur les terres des Grepos.Alors qu'ils se réjouissent de faire tomber ce serpent de béton qui a balafré leur vie et leur ville, les allemands ne comprennent pas de suite qu'ils détruisent une partie de leur histoire et de l'Histoire de l'Art. Des pans du Mur furent réduits en poussière alors que d'autres ont été récupérés et vendus à des sommes délirantes sur le marché de l'Art aux quatre coins du monde. Certains des morceaux de Mur peints par Thierry Noir se trouvent au Cap-Ferrat, à Tokyo, Yokohama, Los Angeles, Mexico ou Budapest... Celui qui s'est battu une grande partie de sa vie pour que ce Mur chute, espère aujourd'hui sauver ce qu'il en reste à Berlin. La East Side Gallery, mémorial à cœur ouvert de cet Art éphémère est menacé par un projet immobilier de grande envergure. Pour Thierry Noir "des gens sont morts derrière mes peintures. Si on oublie son passé, il peut revenir plus tard, en pleine figure".