RIP FIVE POINTZ
"C’est la plus grande insulte faite à l’histoire du graffiti. Il a peint sur le travail d’au moins 1 500 artistes". Ce matin du mardi 19 novembre 2013, Marie-Cécile Flageul se réveille le cœur gros, les yeux gonflés de larmes et la voix hésitante lorsque le New York Times vient l'interroger sur ce que nombre d'artistes considèrent comme un génocide artistique. Native de Bretagne, cette jeune française arrivée à New York après ses études, est alors l'une des porte-paroles du Five Pointz.Un espace libre d’exposition(s), un spot de tournage et de shootings photo, un lieu de fêtes mais aussi et surtout un endroit où l'Art urbain, le street art en tête, règne en maitre. Five Pointz est un véritable musée en plein air. Cette ancienne usine abandonnée au milieu du Queens, à New York, se dresse fièrement face au MoMA PS1 qui occupe paisiblement l'autre côté de la rue. A ses côtés, se tient le Court Square Diner un restaurant, tout ce qu’il y a de plus yankee entre les néons qui grésillent jusqu'à l'aube et les banquettes confortables, où les habitués se pressent pour s'empiffrer de burgers et autres Fish and Chips.
Surplombant ce décor, la ligne 7 du métro survole le coin et offre une vue imprenable sur le bâtiment enveloppé de graffitis. En s'aventurant un peu plus haut, le toit du Five Pointz donne le droit aux courageux d'admirer l'incroyable vue sur Manhattan et ses gratte-ciels. C'était le décor que l'on pouvait entrevoir sur la Jackson Avenue, mais cette image appartient désormais au passé. Pourtant, l'International Express arpente toujours les rails de la ligne 7 et le Court Square Diner sert encore des burgers, mais ce qui donnait de la couleur et de la vie à ce bout de quartier de Long Island, c'était Five Pointz. Et il n'en reste aujourd'hui que des souvenirs.
WELCOME TO GRAPHILLY
Philadelphie, années 1960. Un certain Cornbread submerge les murs de Philly de sa signature pour attirer l'attention d'une jeune femme. A défaut d'attirer l'œil de sa prétendante, il éveille rapidement l'intérêt de la presse locale, qui, au lieu de se montrer critique, lui lance alors des défis : griffer sa signature dans des endroits tout aussi impossibles les uns que les autres. Considéré encore aujourd'hui comme l'un des fondements principaux du street art, Cornbread se laisse prendre au jeu et ira même jusqu'à poser son blaze sur le jet privé des Jackson 5. Cette médiatisation va mettre la scène urbaine de Philadelphie en ébullition et déclencher des vocations dans toute la ville. La méthode artistique du graffiti-vandale qui vante autant la dégradation que l'interdit est désormais populaire.Alors que les tenaces idées reçues faisaient de New York le berceau du graffiti moderne, la Grosse Pomme s'empare de la petite bombe de peinture dans les années 70. A cette époque, les transports ferroviaires explosent et le nombre de rames entre Philly et NY se multiplient. Pour la communauté de l’art du graffiti, les wagons de train et de métro sont le bon plan pour faire passer des messages et se jauger. Philadelphie défie alors New York par ce biais, et New York répond. La culture du graffiti sauvage explose alors dans le Bronx, à Brooklyn ou dans le Queens.
Alors en pleine effervescence, la scène urbaine new yorkaise transpire par tous ses pores. Graffitis, tags, fresques mais aussi danse, hip-hop et rap symbolisent l'insurrection artistique de l'époque. Maga Danysz continue : "Dans les années 1980, le graffiti s’inspire de toutes les autres sous-cultures ou contre-cultures qui l’entoure. Les comics, les tatouages, le cinéma, la musique. Phase 2 est une légende du graffiti mais également un DJ réputé de la communauté hip-hop, qui réunit la musique, la danse, le djing et le graffiti. Graffiti et rap ont donc grandi ensemble, comme deux frères."
Le caractère subversif de l’art du graffiti, les messages qu'il véhicule, souvent politiques, agressifs, visuels et engagés, son aspect illégal et illicite, donne, lieu à un gigantesque jeu du chat et de la souris entre ceux qui colorent les rues et les autorités. A tel point qu'au début des années 90, un plombier anonyme de New York va se lancer dans un combat, vain, contre ce vandalisme qui détériore les murs et fondera sans le savoir un espace qui deviendra quelques années plus tard la Mecque du graffiti.
PLOMBIER, BON ŒIL
Pat DiLillo, 40 ans, plombier handicapé en convalescence, constate la prolifération des graffitis sur les murs de son quartier de Woodside. Motivé, il crée le mouvement Graffiti Terminators se promettant d'éradiquer ces nuisances visuelles. Accompagné de son équipage, il repeint inlassablement des portes, des lampadaires ou des pans de murs recouverts de graffitis, mais constate qu'ils sont à nouveau recouverts quelques jours après. L'entreprise est vaine. Il se dit alors que la meilleure manière d'éviter les graffitis sauvages est de les légaliser en leur fournissant un espace dédié et autorisé. Entre les stations Hunter's Point Avenue et Court Square de la ligne 7, le métro survole quotidiennement une ancienne usine de compteurs d'eau. Le bâtiment est abandonné, livré aux squatteurs et bien évidemment recouvert de graffitis sauvages en tous genres. Jeff Wolkoff, le propriétaire des lieux, se laisse alors séduire par le projet que lui présente Pat DiLillo qui lui propose de remplacer ces tags par des œuvres d'artistes de rue, rendant ainsi cet amas de briques abandonné plus présentable aux yeux du public. Quant aux réticences des pouvoirs publics de l'époque, incarnés par la chef de l'anti-gangs du Queens, Mariela Stanton, le plombier rétorquera "C'est un programme d'Art, pas un programme de justice pénale. Nous donnons aux jeunes la chance de faire quelque chose de positif, plutôt que de défigurer des bâtiments". En 1993,Graffiti Terminator est officiellement abandonné au profit du projet Phun Phactory. DiLillo n'aura jamais raison de l'irrésistible envie des graffeurs de se faire les plus beaux spots de la ville, mais son initiative aura donné naissance à un lieu unique au monde.En 2002, Meres One succède à Pat DiLillo. De son vrai nom Jonathan Cohen, Meres One est un new yorkais pur-sang né dans le sud du Bronx en 1975 et ayant grandi dans le Queens. Il pratique le graff' depuis l'âge de 13 ans et après des études d'Art au Fashion Institute of Technology, il a recouvert de ses œuvres de nombreux murs aux quatre coins des Etats-Unis. Meres One se fait vite remarquer grâce à son symbole de l’ampoule avec une expression de visage. Ce logo devient une figure iconique. Petit à petit les amateurs font les connections entre ce symbole et les œuvres de Meres. C’est alors que le réel succès explose pour lui. Mais c'est en reprenant en main le projet Phun Phactory qu'il va transformer à tout jamais sa destinée et celle de ces 20 000m² de murs.
NEW YORK, LA TERRE DU STREET ART
Exit Phun Phactory, Meres One rebaptise le lieu Five Pointz en référence aux cinq boroughs de New York. Endossant une fonction officieuse de curateur et jouant de son statut de superstar du graff', Meres One décide alors de structurer Five Pointz pour en faire un carrefour artistique majeur du street art mondial. Le succès est immédiat, aux côtés d'artistes anonymes les plus grands graffeurs du monde ont marqué de leur empreinte les murs de l'usine de Long Island : Stay High 149, Tracy 168, Lady Pink, SPE ou Tats Cru... Les planches de Five Pointz ont attiré également plusieurs étoiles du hip-hop comme Doug E. Fresh, Mobb Deep, Joss Stone et Jam Master Jay. Le but de Meres One en créant Five Pointz était de pouvoir présenter des talents et ouvrir les esprits en exposant cette nouvelle forme d'Art. Pari gagné puisqu'en quelques années le lieu fait partie des dix attractions les plus visitées de New York.Menacé de nombreuses fois de fermeture pour des raisons financières, Meres One lutte alors constamment pour que Five Pointz soit reconnu comme un pilier de la culture américaine, un bâtiment du patrimoine new yorkais. La rigueur, l'inventivité et l'acharnement de Meres One permettront à Five Pointz de devenir le point de ralliement de la culture urbaine et hip-hop mondiale, glanant au passage de nombreux surnoms comme La Mecque du street art, les Nations Unies du graffiti ou encore le Vatican du hip-hop, entre autres. Mais en 2010, les premiers nuages s'amoncellent lorsque le propriétaire Jerry Wolkoff annonce vouloir remettre en cause le deal qui existait avec le Five Pointz Aerosol Art Center de Meres. Face à la gentrification du Queens, Wolkoff prévoit tout simplement de raser la vieille usine pour investir 400 millions de dollars dans un projet visant à ériger deux gratte-ciel abritant 1000 appartements de grand standing.
WHITEWASHING
Mais la renommée du Five Pointz, son importance culturelle et ses fresques permettent à Meres One et ses artistes de tenir la dragée haute face à Wolkoff et sa team de milliardaires. Après plusieurs mois de bataille acharnée entre comités de soutien, pétitions, recours juridiques, procédures et même tentatives de rachat, rien n'y fait. Dans la nuit du 18 au 19 novembre 2013, sous protection policière, Jerry Wolkoff fait repeindre en blanc tout les bâtiments, recouvrant alors près de deux décennies de graffitis. "J’imaginais la torture que ce serait pour tout le monde de détruire les œuvres pièce par pièce. Je me suis donc dit faisons-le en une fois et mettons un terme à cette torture une fois pour toute." justifiant alors son acte comme un mal nécessaire. Dans l'autre camp, la colère et le dépit ne désemplissent pas "En une nuit Jerry Wolkoff a ruiné vingt ans de travail. On compare le graffiti au vandalisme : mais c’est lui le véritable vandale ! Et nous allons lui faire payer" s'enflamme alors Meres One. "Ici quand les gens viennent, ils disent : c’est quoi ce Moma à côté de 5 pointz ? Pas l’inverse" ironise le graffeur Kid Lew, tandis que Dreddy Krugger, MC du Queens rattaché au Wu Tang, assène "Ce n’est pas juste de l’Art qui a été repeint. C’est toute une mémoire qui est effacée". Trop tard, le Five Pointz a perdu son combat.C’est finalement peu avant le mois de février 2015, que l’histoire colorée de 5 Pointz prend définitivement fin. Le peu de vestiges encore intacts ont été réduits en poussière. Outre le fait de dire "It is like an old friend that has gone" (C’est comme perdre un vieil ami ) suite à la démolition totale du bâtiment, pour essayer de contrebalancer son image de grand méchant loup, Wolkoff a également communiqué qu’environ 1115m² seront consacrés à des studios artistiques. Pas sûr que ce soit suffisant pour oublier 5 Pointz et sa démolition précédée par le whitewashing surprise.
A l’heure où les pionniers du hip-hop galèrent à lancer un musée dans le Bronx, où les new yorkais se couperaient un bras pour un morceau de Banksy, où le maire De Blasio se gargarise de sa prétendue culture urbaine, New York se gentrifie ici et là sur le dos du graff'. Et engloutit ainsi un pan de sa propre légende.
GRAFFMATT, STREET ART ET CULTURE HIP-HOP
La passion de Matthieu Lainé, dit Graffmatt, pour la peinture s’est révélée en parallèle de celle qu’il voue au street art et à la culture hip-hop. Fasciné par les artistes et leurs réalisations, Graffmatt descend dans la rue pour réaliser, in situ, de nombreux reportages photographiques. Il se sert ensuite de ses clichés comme sources d’inspiration. Grand adepte du support cartonné, l'artiste aime la flexibilité de son format autant que les inscriptions qui y sont estampillées. Figuratives et expressives, ses œuvres sont exécutées en deux temps, que Graffmatt décrit ainsi : "d'abord l'élaboration dynamique d'un fond abstrait/graffiti et ensuite un travail plus en détail et plus calme, contrastant alors avec l'arrière-plan”.
Ayant besoin de s’immerger complètement dans son univers, Graffmatt accompagne son travail pictural d’écoutes de musiques urbaines. Le choix du style musical se reflètera sur ses œuvres, certaines sonorités l’incitant à utiliser des teintes sombres, tandis que d’autres le pousseront vers des couleurs vives.