Portraits
9 questions à Priscille Deborah, artiste peintre et femme bionique
- 09/11/2021À l’occasion d’une collection de peintures inédites lancée avec Priscille Deborah, peintre et première femme française à avoir une prothèse de bras animée par la pensée, Carré d’artistes revient avec elle sur son parcours hors normes, inspirant à bien des égards…
« La peur est notre plus grand ennemi ! Les gens s’empêchent d’aller vers leur rêve alors qu’en fait, ça peut le faire. C’est un message pour tout un chacun. »
Pourriez-vous nous décrire votre corps, et l'histoire qu'il porte ?
Je porte mon histoire sur mon corps ; pour certains c’est plus discret, moi c’est affiché. En effet, je suis triple amputée. Je dois ce corps morcelé à un accident de vie, une tentative de suicide qui a eu lieu en 2006. Ce corps est désormais mi-métal, mi-chair humaine, puisque je me suis reconstituée grâce à un appareillage : je marche avec des prothèses métalliques (j’ai remarché assez vite, en trois mois après mon accident) et, depuis environ deux ans, je possède une prothèse de bras que je commande par la pensée. Ce corps raconte aussi ma reconstruction, mon parcours de résilience et la force qu’il m’a fallu pour me relever de toute cette histoire. Il raconte le trop plein d’une vie que je n’arrivais plus à vivre, où je me sentais bloquée. Il raconte donc à la fois le côté sombre de mon histoire, et le côté lumineux.
Que signifie être une femme bionique ?
Je suis la première femme en France à avoir bénéficié de cette prothèse de bras dirigée par la pensée, qui existe depuis vingt ans aux États-Unis. « Bionique » veut dire « commandée par le cerveau ». Ça a une symbolique : si on dit à son cerveau « je peux y arriver », on va y arriver. Chacun a un pouvoir sur son cerveau. L’expression « femme bionique » raconte aussi mon parcours de résilience. Si j’ai pu me reconstruire pour être celle que je suis aujourd’hui, c’est que j’ai pu affronter cette situation complètement dingue d’être une femme amputée, et que j’ai réussi finalement à construire une vie où je me sens accomplie, où j’ai réalisé mon rêve de devenir artiste peintre professionnelle. J’ai aussi eu une fille malgré mon handicap. La peur est notre plus grand ennemi ! Les gens s’empêchent d’aller vers leur rêve alors qu’en fait, ça peut le faire. C’est un message pour tout un chacun. Tout est possible à partir du moment où on le veut ; on est le seul acteur de sa vie. Il n’y a que nous qui pouvons impulser quelque chose.
COMMENT VOUS ÊTES-VOUS RECONSTRUITE ?
Pas à pas. Ce n’a pas été très long de reprendre goût à la vie car j’ai fait des rencontres inspirantes. Notamment une fille amputée comme moi, que je voyais pétillante au centre de rééducation et qui m’a dit : « tu fais ce que tu veux, mais si tu veux te lamenter toute ta vie, c’est ton choix… ». Quand elle m’a dit ça, j’ai pensé : « elle a raison, si elle y arrive, pourquoi pas moi. » J’ai alors voulu réaliser tous les rêves que j’avais eu pendant ma première vie. Comme devenir artiste ! Je peins depuis que j’ai 8 ans. J’ai pris des cours académiques qui m’ont ennuyée, j’ai cherché une méthode particulière… Quand j’avais une vingtaine d’années, j’ai rencontré un professeur qui m’a enseigné le lâcher-prise pour aller dans l’émotion, en partant du geste, de la couleur et des signes. Cela me permet aujourd’hui d’entrer avec sincérité dans son propre univers, mon imaginaire. Après mon accident, j’ai décidé de me donner les moyens d’y arriver : je peignais de 9 heures jusqu’à 16 heures, j’ai créé un site internet, des cartes de visite, j’ai cherché des galeries, des lieux pour exposer… J’avais une énergie de fou, car ces rêves étaient en moi depuis des années ! Je n’étais pas focalisée sur le handicap, certes c’était quelque chose à gérer mais je n’avais pas que ça à faire, j’étais concentrée sur mes objectifs professionnels. Aussi, dans ma maison, il a fallu tout réinventer, plus rien n’était adapté ; il faut un esprit d’adaptation, faire un travail de résilience, renoncer à la bimbo qu’on était avant et accepter la fille en fauteuil.
Quel rôle l'art a-t-il eu dans cette reconstruction ?
La peinture a été un pilier énorme. Quand je peignais, j’étais bien, j’étais à ma place. Ma priorité était de m’affirmer en tant qu’artiste. Et quand on est à sa place, on fait de belles rencontres ; des personnes qui me menaient vers d’autres projets… Ça n’a pas arrêté de faire boule de neige. Après, il faut initier des choses ! Un cercle vertueux s’installe alors. Par exemple, j’ai répondu à une fondation d’entreprise pour exposer à New York, et grâce à eux je l’ai fait, j’ai cherché des galeries puis j’y ai exposé. Avec l’argent de cette fondation, je suis partie au Danemark, à Berlin… Ce sont des exemples parmi d’autres : j’ai développé aussi des concepts de performance où je peins en public. J’ai mis en place plein de choses autour de mon activité, et j’ai reconstruit ma vie personnelle : j’ai trouvé un nouveau compagnon, j’ai eu une deuxième fille, j’ai déménagé de la région parisienne pour aller au bord de la mer. Je me suis mise à la natation, j’avais envie de me sentir bien dans mon corps. Grâce à mon mari, très bidouilleur, j’ai pu faire d’autres sports : de la plongée, de l’équitation, du surf, du ski… Avec du matériel adapté. Car quand on a envie, qu’on est un peu malin, on peut trouver des adaptations ! Et puis j’ai écrit des livres : en 2015, j’ai décrit tout mon parcours, et cette année, en avril, est sorti un nouveau livre, qui raconte mon parcours de reconstruction, mes outils de résilience. Quand on n’est pas bien, il faut prendre soin de soi : pour moi ça a été, de façon spontanée, la peinture. C’est un super outil de résilience : quand je peins, je pars en voyage, je ne vois pas le temps passer…
Quel est votre rapport à la peinture aujourd'hui ?
Pour moi, la peinture est une nécessité. Si je ne peins pas tous les jours, je suis malheureuse. Mon mari et ma peinture sont mes piliers. Je ne sais jamais ce que je vais faire quand je commence une toile ; c’est une aventure. On voyage beaucoup avec mon mari, souvent pour des expositions, et on ne sait jamais qui on va rencontrer. C’est pareil pour la façon dont je peins, la façon dont je provoque la matière, les couleurs… C’est très excitant. C’est pour ça que je suis artiste ; essayer de copier un truc ou de faire beau ne m’intéresse pas. Je suis guidée par une force qui me traverse. Les artistes ont une vraie responsabilité par rapport au monde : j’ai l’impression de peindre le monde dans lequel j’aurais envie de vivre, avec des personnages un peu loufoques qui s’entraident… C’est comme ça que je vois le monde. À chaque fois, je me frotte les mains en entrant dans mon atelier, en me demandant : « qu’est-ce qui va se passer aujourd’hui ? » Je me dis que plus on est sincère et authentique, puis on pourra toucher des gens. Dans mon acte de peindre, il y a aussi une histoire de transmission, qui fait le sens de l’existence.
Comment choisissez-vous vos sujets, vos couleurs, vos compositions ?
J’ai plusieurs façons de travailler : sans but précis, déjà. Pour lâcher le mental et aller dans l’émotion, je pars d’un motif, un modèle vivant ou un spectacle de danse contemporaine. Ou s’il n’y a pas de modèle vivant, la nature, les arbres… L’idée ? Essayer de voir de façon abstraite. Je plisse les yeux pour voir le motif sous forme de tâches et de traits. Souvent, je ne regarde pas ma feuille. Tout d’un coup, je vais découvrir ma toile et commencer à y voir des choses. Ça me donne un point de départ pour éliminer des éléments et mettre en avant des formes qui me parlent, comme des personnages qui sortent de la toile et qui me disent « je suis là, mets-moi en avant » ! Je peux travailler de façon très rapide, en live pendant un concert ; quand je travaille à l’huile, c’est plus long, la toile peut rester là pendant plusieurs mois. Je peux en faire plusieurs en même temps. J’adore la sensualité de l’huile, la matière grasse, les mélanges de couleurs avec les doigts…
Pourriez-vous nous décrire votre atelier ?
J’ai un espace de travail constitué de deux pièces qui font à peu près 80 mètres carrés chacune. Il y a de grandes baies vitrées qui donnent sur la cour. Dans la première, j’ai mis une sorte d’établi où je travaille tous mes petits formats. J’ai aussi une partie sculpture, avec un four pour faire de la céramique. Dans le coin entre les deux espaces, j’ai des étagères remplies de matériel, comme une boutique de beaux-arts. J’ai de grands bacs où je stocke du matériel de récupération, je collectionne du papier journal, de vieux livres, de vieux magazines, du papier de soie, de la dentelle… Dès que je trouve un truc qui m’intéresse, je le stocke ! Je travaille mes grands formats dans l’autre atelier. J’ai six chevalets. Je travaille des formats qui vont jusqu’à trois mètres de long. Je commence par une toile à peine entamée, puis je change… Il m’arrive de travailler sur quatre à cinq toiles durant une journée. Et je peins en musique ! Musique française ou musique du monde. Quand je suis dans mon atelier, je suis à l’écart du monde, c’est mon espace à moi. J’oublie tout le reste, les soucis quotidiens. J’aime aussi travailler dehors, dans la nature.